Ansel Julie, Barreto Carla, Hu Renjie, Sang Jingru, Follea Charlotte

Introduction
Contexte et question de recherche
Sur le campus de Paris-Saclay coexistent plusieurs types de récits, parfois en tension. Le récit se rapporte en littérature à une Œuvre littéraire narrant des faits vrais ou imaginaires. (CNRTL). En ce sens, nous entendons par “récits” l’ensemble des représentations et des vécus qui forment des idéations, réelles ou imaginaires, collectives ou individuelles du plateau de Saclay.
Le premier récit, que nous expérimentons quotidiennement en tant qu’étudiants du Campus Paris-Saclay, s’est imposé depuis les années 2000. Il s’agit d’un récit projectif qui s’inscrit dans le modèle des clusters d’innovation théorisé par Michael Porter(1), selon lequel la concentration d’acteurs académiques, industriels et entrepreneuriaux constitue un moteur de compétitivité territoriale. Paris-Saclay a ainsi été promu comme un pôle scientifique et technologique de rang mondial, susceptible de rivaliser avec la Silicon Valley, Cambridge ou le MIT. Pierre Veltz(2), qui a dirigé l’Établissement public d’aménagement Paris-Saclay, analyse ce récit comme un levier central de l’attractivité française, construit autour de l’idée d’un “campus global” destiné à hisser la recherche nationale au niveau des grands pôles internationaux.
Le second récit que nous avons relevé au cours de plusieurs excursions autour de Télécom Paristech, est un récit historique, inscrit dans une temporalité longue et encore perceptible dans le paysage. Les rigoles du réseau hydraulique conçu au XVIIᵉ siècle pour alimenter les fontaines de Versailles, ainsi que le domaine du Château de Corbeville constituent des traces majeures de l’aménagement ancien du plateau. Cet héritage, souvent discret et inconnu aux usagers du plateau, se confronte aux nouvelles constructions et au nouveau plan urbanistique du campus Paris-Saclay.
En parallèle de ces récits collectifs, le territoire est expérimenté au quotidien par ses usagers : étudiants, enseignants, chercheurs et personnels administratifs. Leurs expériences concrètes, marquées par les mobilités, la disponibilité des services, l’appropriation des espaces ou encore les rythmes de vie, s’écartent parfois des imaginaires institutionnels. Ces divergences révèlent des tensions persistantes entre ambition projective, héritage historique et vécu quotidien.
Ce constat fait au lancement de l’Atelier Design Cognition sur la thématique du « Plateau de Saclay idéal » a amené à la question de recherche suivante : Comment ces récits multiples influencent la manière dont le territoire est perçu, approprié et imaginé, et comment ces perceptions peuvent-elles orienter ou limiter les futurs aménagements du Plateau de Saclay ?
Méthode et Enjeux
Dans un premier temps, nous avons concentré nos recherches sur la zone de Corbeville, située entre les ZAC du Moulon et de l’École Polytechnique, notamment parce qu’elle constitue aujourd’hui la partie la moins aboutie du campus : seulement 13% des bâtiments y ont été livrés. Ce statut d’espace “en attente” et en transition faisait de Corbeville un terrain pertinent pour confronter les projections institutionnelles, les futurs aménagements planifiés et les perceptions des usagers du plateau. Nous avons ainsi formulé l’hypothèse suivante : la manière dont le futur du quartier de Corbeville est représenté ne correspond pas entièrement à la manière dont les usagers l’expérimentent au quotidien.
Pour y répondre, nous avons d’abord réalisé une observation approfondie du site, accompagnée de relevés photographiques permettant d’identifier les transformations en cours ainsi que les traces historiques encore visibles.
Nous avons ensuite mené une enquête qualitative fondée sur dix entretiens semi-directifs. Ceux-ci ont été réalisés auprès de deux groupes équilibrés : cinq personnes francophones (majoritairement françaises) et cinq personnes originaires d’Asie de l’Est. L’objectif était d’examiner d’éventuelles différences de représentations, de ressentis et de pratiques entre des usagers ayant des rapports culturels et des trajectoires de mobilité distinctes. Chaque entretien (30 à 60 minutes) comportait trois volets : une première partie portant sur le profil et les usages quotidiens des personnes interrogées ; une deuxième dédiée à leurs représentations actuelles du plateau et de ses futurs aménagements ; une troisième centrée sur leurs pratiques, leur manière d’habiter, de circuler ou de traverser ce territoire.
En complément, nous avons diffusé un questionnaire quantitatif afin d’obtenir une vision plus large des perceptions du plateau. Celui-ci a été diffusé entre le 3 novembre 2025 et le 10 novembre 2025, principalement via les canaux internes de l’ENS Paris-Saclay (département Design, listes de diffusion étudiantes). Des contacts ont également été établis avec plusieurs associations de riverains, mais ces démarches n’ont pas permis d’obtenir un nombre significatif de réponses hors du milieu universitaire. Le questionnaire portait sur :
- les perceptions de la vie quotidienne sur le plateau
- les attentes relatives aux lieux de vie et aux services
- les réactions face aux représentations du futur quartier de Corbeville.
Le recours simultané à une enquête qualitative (entretiens semi-directifs de 30 à 60 minutes) et à une enquête quantitative (questionnaire) répondait à une volonté de croiser deux types de données complémentaires. Les entretiens devaient nous permettre d’accéder à des récits approfondis, nuancés et situés, révélant la manière dont les usagers vivent, interprètent et projettent le territoire dans leur quotidien. Le questionnaire, quant à lui, pouvait nous offrir une vision plus large et plus représentative des perceptions du plateau, selon l’échantillon d’enquêtés, permettant de dégager des tendances générales et des points de convergence ou de divergence entre les usagers. En articulant ces deux approches, nous cherchions à éviter une lecture partielle du territoire : la qualité descriptive et sensible des entretiens se trouve ainsi mise en perspective par l’ampleur statistique du questionnaire, offrant une compréhension plus fine des écarts entre représentations, usages et imaginaires du campus.
Toutefois, la composition de l’échantillon limite la portée des résultats quantitatifs : la majorité des répondants étant des étudiants de l’ENS, les perceptions recueillies ne reflètent qu’une partie des usagers du plateau et ne peuvent être généralisées sans précaution. Cette limite méthodologique doit être prise en compte dans l’interprétation des résultats.
Résultats
A_Les récits individuels qui sillonnent le Plateau de Saclay : les vécus
Cette partie s’intéresse à la manière dont les usagers vivent et expérimentent le Plateau au quotidien. Le « vécu » désigne ici l’ensemble des expériences, ressenties et perçues, qu’ils entretiennent avec ce lieu. Comme ces expériences sont souvent racontées sous forme d’histoires, le vécu est aussi lié à la notion de récit : il se construit à travers ce que les usagers disent, se rappellent et partagent. Notre objectif est donc de comprendre ce qu’ils font sur cet espace, comment ils le perçoivent, s’ils le connaissent vraiment et quels liens ils entretiennent avec lui.
Questionnaire

Fig. 1 Schéma d’analyse des perceptions du plateau de Saclay
Afin de recueillir le vécu de manière quantitative, les répondants ont été interrogés à partir d’une question portant sur leur définition de la vie sur le Plateau de Saclay. Le questionnaire mobilisait des échelles bipolaires, où les usagers devaient se situer entre deux pôles opposés (par exemple : 1 = monotone / 5 = animé). Les quatre indicateurs évalués, présentés dans le schéma adjacent, permettent d’obtenir une vision d’ensemble de leur expérience quotidienne.
Les résultats montrent que la perception de la vie quotidienne sur le Plateau de Saclay est globalement neutre ou légèrement négative. L’atmosphère humaine est perçue comme plutôt froide, traduisant un manque de liens sociaux dans la vie de tous les jours. Le rythme de vie, jugé monotone, confirme l’image d’un lieu avant tout académique et fonctionnel, où la communauté peine à produire la vitalité nécessaire pour créer une ambiance véritablement animée. Cependant, l’environnement est perçu comme légèrement accueillant, ce qui nuance l’ensemble et contribue à maintenir une impression générale de neutralité plutôt que de rejet.
Ces données, croisées avec les ressentis exprimés par les répondants, montrent que le Plateau est vécu avant tout comme un espace de transit. Il ne suscite pas nécessairement d’ancrage émotionnel fort : il est traversé davantage qu’habité, perçu comme un lieu passager et éphémère. Le vécu qui en découle se structure ainsi autour d’un récit dominé par la fonctionnalité, où le Plateau apparaît moins comme un milieu de vie que comme une étape.
Ces résultats quantitatifs invitent à compléter l’analyse par une approche qualitative afin de mieux comprendre les raisons de ce faible sentiment d’appartenance, ainsi que les leviers possibles pour renforcer la qualité de vie et l’appropriation du lieu.

Fig.2 Graphiques des résultats des ressentis des usagers du Plateau de Saclay
Interview
Lors de nos entretiens, nos objectifs étaient de comprendre comment les personnes interviewées vivent et ressentent le plateau de Saclay mais aussi d’identifier l’existence éventuelle de récits liés aux spécificités du lieu, son histoire, son identité, ses transformations.
D’une part, nous avons interviewé cinq personnes francophones, quatre étudiants et un professionnel. Chez l’ensemble des personnes interrogées, la notion de “Plateau idéal” est avant tout liée à la vie sociale. Les notions de vécu et rares récits recueillis portent sur des pistes d’amélioration du quotidien, plutôt que sur l’identité propre du plateau, son histoire ou ses spécificités. En effet, autre une unique mention du mythe de la Silicon Valley, rien ne lie les récits mentionnés avec l’identité du lieu. Aucun des interviewés ne se sent véritablement attaché à ce lieu, perçu avant tout comme une espace de transit plutôt qu’un lieu de vie. De plus, tous évoquent leurs souhaits de vivre hors des quartiers principaux du Plateau. Comme on peut l’observer sur la carte ci-dessous (fig.3), la majorité vit au sud de cet espace, jugé plus intéressant pour son environnement mais aussi pour le prix des logements. Nous pouvons aussi remarquer que les interviewés ne vont que très peu sur le Plateau, hors le quartier de Moulon.
Ces affirmations se retrouvent chez les étudiants internationaux. Concernant le sentiment d’appartenance, les apprenants interrogés n’ont pas l’impression de faire partie de cet endroit. Au-delà des différences culturelles, ils n’ont pas le sentiment d’appartenir au Plateau de Saclay. Seule une minorité possède un « faux sentiment d’appartenance » lié au fait que c’est leur première expérience de vie à l’étranger. La perception de la situation actuelle est simplement résumée ainsi : désolation, oppression et manque de praticité. Aux yeux des étudiants internationaux, cette zone est totalement “inhabitable”. Un ingénieur a notamment souligné le côté « oppressant » et « désorganisé », ainsi qu’un manque de « souffle de vie ». Ce qui est mentionné de manière récurrente, c’est le manque total d’infrastructures de base pour la vie quotidienne : manque sévère d’installations de loisirs, transports peu pratiques, et absence de centres commerciaux pour répondre aux besoins diversifiés des étudiants.

Fig. 3. Carte des trajets des personnes interviewées francophones et des principaux lieux fréquentés. Chaque couleur correspond au trajet d’une personne
B_Attentes et projections : à chacun son “idéal”
Ici, nous nous intéressons à la manière dont les personnes perçoivent et imaginent le Plateau de Saclay, en commençant par le quartier de Corbeville, tel qu’il existe aujourd’hui et tel qu’il est montré dans les images de prospectives futures. Nous souhaitons comprendre ce que ces représentations évoquent chez eux : leurs ressentis, leurs attentes et leurs envies, ainsi que l’idéal qu’ils se font pour ce lieu. Par « idéal », nous entendons la projection personnelle ou collective d’un espace conforme à leurs aspirations, qui incarnerait la version la plus souhaitable de la vie quotidienne sur le Plateau. L’analyse de cet idéal permet de mettre en évidence non seulement ce qui manque ou déçoit aujourd’hui, mais aussi la manière dont les usagers imaginent et construisent mentalement un futur désirable pour ce territoire.


Fig. 4. et 5. Prospectives du quartier de Corbeville montrés sur le questionnaire et aux interviewés prévues pour 2026. ©Uaps
Questionnaire
Nous avons essayé de récolter les aspirations des usagers concernant l’environnement de leur lieu de vie. Les données de la question clé « Qu’attendez-vous de l’ambiance autour de votre lieu de vie ? » (fig.6.) montrent une aspiration marquée à un environnement social positif. Les trois principales ambiances expriment de manière nette un besoin de liens humains et de dynamisme social. Cette recherche d’une ambiance « amicale » et « chaleureuse » contraste avec le plan de planification d’innovation du Plateau.

Fig.6. Schéma des résultats à la question “Qu’attendez-vous de l’ambiance autour de votre lieu de vie ? ”
Cet écart entre idéal et réalité se reflète naturellement dans les visions futures exprimées à la question ouverte « Comment imaginez-vous l’évolution ou l’aménagement futur de cet espace ? ». Deux tendances nettes émergent : d’un côté, l’espoir de davantage de nature et de convivialité, de l’autre, la crainte d’une monotonie croissante et d’une bétonisation excessive. Les inquiétudes exprimées projettent une amplification de la « réalité froide » actuelle vers un futur redouté : celui d’une zone fonctionnelle, bétonnée et uniforme. Certains commentaires l’expriment de manière particulièrement parlante (« tout bétonné, méga-triste », « Comme au Moulon : désert. (je déteste le minimalisme) »), rejetant une esthétique jugée froide ou vide.
À l’inverse, de nombreuses réponses traduisent des attentes positives et cohérentes avec le désir d’une ambiance plus chaleureuse : davantage d’espaces publics, de lieux culturels et de loisirs, d’infrastructures familiales, ainsi qu’une augmentation des espaces verts et une réduction du béton. Ces aspirations esquissent la vision d’une communauté plus diversifiée, durable et propice à la vie.
Ces projections se situent ainsi entre deux pôles : l’idéal d’une zone habitée chaleureuse et dynamique et la crainte d’une zone fonctionnelle et monotone. Elles montrent que les usagers n’adhèrent pas pleinement au récit de planification actuel. Globalement, ils conservent un espoir pour l’avenir du Plateau de Saclay, mais l’accompagnent d’une inquiétude claire : si la chaleur humaine et l’intégration écologique ne sont pas intégrées comme principes fondateurs du développement, le Plateau risque de devenir un quartier urbain homogène et peu accueillant.
La comparaison entre ces attentes et la perception actuelle du Plateau tend à confirmer l’écart entre le récit prospectif des aménageurs de la zone de Corbeville et les attentes des usagers qui convergent pourtant vers un idéal commun.

Fig.7. Photographie prise lors d’une première exploration de la Zone de Corbeville. Il s’agit d’un panneau de promotion de futures habitations à côté d’AgroParisTech
Interview
Pour répondre à ces points, nous avons d’une part montré aux interviewés des prospectives du quartier de Corbeville imaginés par l’EPA. Puis nous leur avons demandé leur avis sur le futur de ce lieu.
Concernant les personnes francophones, malgré quelques oppositions, les points de vue convergent. Ils associent aux prospectives une vision irréaliste du plateau. Plusieurs se sont basés sur ce qu’ils avaient déjà vu sur les prospectives des autres quartiers, tel que Moulon, pour l’affirmer. Sur la fig, 4, vous pouvez observer les principaux mots associés aux images.Ainsi, eux ont évoqué pour un futur plus adapté uniquement des espaces et infrastructures pour se réunir en dehors de la sphère scolaire. Ils ont décrit une volonté de faire des ponts entre toutes les personnes sur la plateau, notamment entre les écoles. Les étudiants ont évoqué une frustration à ne jamais être en contact avec les autres étudiants. Cependant, alors que les interviewés se sont largement opposés aux prospectives montrées, on s’aperçoit à la lecture des communiqués institutionnels, sur le site de l’EPA par exemple (https://epa-paris-saclay.fr/le-territoire/campus-urbain-orsay/quartier-de-corbeville/), que leurs intentions sont similaires. Celles-ci décrivent pour le futur du Plateau, “Une ville nature et résiliente” et veulent le développement d’une grande lisière comme paysage utile et amplification de la géographie du coteau boisé. Ils évoquent aussi “Une ville des proximités” et visent à réduire l’usage de la voiture, mais aussi un “ complexe sportif universitaire” visant à créer de la vie sociale. Enfin, ils mettent en avant “Le futur Hôpital Paris-Saclay”, décrit comme apportant une démarche de soins d’excellence. Ainsi, les volontés émises par les institutions sont en réalité semblables à celles des usagers.

Fig. 8. Occurrences des mots cités en réaction aux prospectives présentées
Concernant les étudiants internationaux, ceux-ci approuvent les futurs projets (hôpital, métro M18), mais ce n’est pas là leur « point de douleur ». Ils pensent tous que le projet est réalisable, mais ils y restent indifférents. Parce que cet endroit manque cruellement de culture urbaine et de points mémorables, il est aussi un peu monotone. Bien qu’ils aient résolu le problème du manque de praticité, les futurs aménagements n’ont pas résolu le sentiment d’ennui et d’oppression. En résumé, du point de vue de nombreux étudiants internationaux, ils préféreraient que cet endroit devienne d’abord une zone de vie pratique et animée (dotée d’un « souffle de vie humaine »), avant de penser à se développer en technopole ou à accueillir une Exposition Universelle.




Fig. 9. Ensemble des propositions d’aménagements souhaitées par les interviewés.
Limites
Questionnaire
La diffusion du questionnaire collectif a été faite majoritairement auprès des étudiants et personnels de l’ENS Paris-Saclay. Nous avons récolté 25 formulaires de réponses.

Fig. 10. Caractérisation des participants à l’enquête quantitative commune
Étant donné que l’échantillon est fortement concentré sur un groupe jeune, très mobile et centré sur les activités académiques, la portée de nos résultats doit être précisée. Notre analyse reflète principalement la perspective, les attentes et les difficultés perçues par les usagers du campus, en particulier les étudiants du Plateau de Saclay, qui représentent 84% des répondants bien que nous ayons tenté de contacter des associations de riverains. Leur participation aurait pu contribuer à observer des récurrences sur un échantillon plus représentatif de l’ensemble de la population du plateau.
A la vue de ces éléments, les problématiques liées à l’habitat de long terme et au sentiment d’appartenance locale sont à ré-évaluées : les étudiants ne fréquentent pas nécessairement le plateau sur l’entièreté de l’année et en dehors des périodes scolaires.
Aussi, les réponses recueillies ont été faites auprès de personnes résidant sur le plateau ou en région parisienne. Cela contribue également à favoriser la perception de ce plateau comme une zone de passage et non seulement comme un lieu de résidence. Les attentes de l’un et de l’autre sont de ce fait différentes et pourraient faire l’objet d’études séparées.
Interview
Notre enquête qualitative présente plusieurs limites concernant la nature de notre échantillon mais aussi du déroulement des entretiens.
Tout d’abord, il y a un biais géographique dans l’échantillon. L’échantillon d’étudiants internationaux que nous avons pu interroger est en grande partie originaire d’Asie de l’Est. Ce biais de sélection est une limite importante, car il nous empêche d’analyser les récits d’autres communautés (par exemple, le nord afrique), dont les liens culturels avec la France et, par conséquent, l’expérience du Plateau sont différents. Cela est dû à notre difficulté d’interviewer des personnes. En effet, la durée de l’entretien étant assez longue, entre 30 et 45 minutes, nous étions contraints de prendre rendez-vous avec des personnes. Pour cela, nous sommes passés par des réseaux étudiants pour trouver des personnes volontaires.
Pour ces mêmes raisons, la taille d’échantillon est restreinte. Le nombre d’entretiens réalisés est ainsi resté faible. Nos observations sont donc exploratoires et ne permettent pas de généraliser les conclusions à tous les étudiants, professionnels et résidents du Plateau de Saclay. Ces résultats servent surtout à ouvrir la discussion.
C’est pourquoi, nos datas collectées révèlent des avis relativement homogènes en raison de la catégorie de personnes restreintes interrogées. Il aurait ainsi fallu questionner différentes catégories socio-professionnelles pour pouvoir comparer les différents points de vue des usagers du Plateau.
De plus, notre focalisation sur notre thématique a restreint les problématiques évoquées. Notre concentration sur les récits et les projections futures a laissé de côté des difficultés pratiques et quotidiennes. Pourtant, des aspects comme la gestion du logement, les procédures administratives ou les questions financières sont essentiels pour les étudiants internationaux et influencent fortement leur perception du campus. En effet, ces points non évoqués de notre part ont poussé les interviewés à nous en parler à la fin des interviews.
Enfin, bien que l’objectif des entretiens semi-directifs est de laisser les personnes évoquer ce qu’elles souhaitent sans indications, nous avions l’impression que nos questions sont malgré nous orientées. En effet, les réponses des entretiens sont relativement similaires à celles du questionnaire.
Conclusion
L’ensemble de cette étude visait à documenter les vécus, les attentes et les projections des usagers du Plateau de Saclay, et à comprendre comment les différents récits en présence influencent la manière dont les individus perçoivent, mémorisent et imaginent ce territoire.
Les analyses quantitatives et qualitatives convergent pour révéler un écart significatif entre le récit institutionnel et l’expérience réelle des usagers du Plateau de Saclay.
Si les institutions promeuvent un territoire doté d’espaces conviviaux, d’espaces verts et de nombreux commerces, les constructions et aménagements effectivement mis en place pour le moment semblent ne pas répondre aux attentes exprimées par les usagers. Une fracture apparaît ainsi entre les intentions affichées et la manière dont le lieu est réellement vécu, particulièrement sur le plan architectural(3). Ces analyses conduisent à interroger la capacité même du Plateau à générer de l’attachement. Si ce territoire demeure majoritairement vécu comme un lieu de transit, peut-on réellement y construire du lien social et, par conséquent, des récits collectifs ? Est-il pertinent de développer une vision idéale d’un espace que peu d’usagers envisagent d’habiter durablement ?
Les entretiens montrent que la problématique dépasse largement l’insatisfaction logistique, transports, commerces, services. Elle touche également à des dimensions plus profondes : l’identité du lieu, les émotions qu’il suscite et la qualité de la vie sociale. Les récits recueillis portent davantage sur la manière d’améliorer la vie quotidienne que sur l’identité propre du plateau, son histoire ou ses récits fondateurs.
Dans l’ensemble, le Plateau de Saclay est décrit à travers des ressentis comme l’oppression ou la désolation, et perçu avant tout comme un lieu de transit, plutôt qu’un espace d’appartenance ou d’habitation.
Lors de la récolte des vécus des habitants, nous nous attendions à recueillir des récits anecdotiques témoignant d’une appropriation du plateau par ses usagers. Or, les rares anecdotes remontées se réfèrent essentiellement à des souvenirs liés à d’autres personnes, sans relation marquée avec des lieux précis du Plateau.
Cette observation nous amène à questionner la manière dont nous habitons un espace : n’existe-t-il pas, en général, davantage d’attache à certains lieux ? Des routines, des endroits où l’on aime passer, des lieux qui deviennent les supports matériels de nos souvenirs et qui participent à la construction de nos récits personnels ?
Sur le campus de Paris-Saclay, au regard de cette étude, le récit projeté par les institutions semble dominer largement. Il tend à occulter les vécus ordinaires de ceux qui fréquentent quotidiennement le territoire, laissant apparaître un espace encore difficile à s’approprier.
Au fil de l’étude, notre réflexion s’est progressivement étendue au-delà du seul quartier de Corbeville. Il apparaît en effet que les représentations produites par les institutions, les documents d’aménagement et les images-projets excèdent largement ce cas particulier : elles contribuent à façonner un imaginaire global du Plateau, qui s’impose à l’ensemble du campus.
Ainsi, cela fait émerger une question plus large : comment les représentations des futurs aménagements du Plateau de Saclay construisent-elles des récits et des imaginaires, et en quoi influencent-elles la manière dont le territoire est perçu et vécu ?
Cette réflexion renvoie directement à la thématique centrale de l’Atelier Design Cognition proposée cette année : “Plateau idéal”. L’idéal peut se comprendre ici comme la projection d’un lieu qui répond aux besoins et aux aspirations de ses usagers. Mais notre étude montre qu’il ne s’agit pas d’une notion unique : il existe des idéaux individuels, qui reflètent les attentes et envies propres à chaque usager, et un idéal collectif, qui pourrait émerger d’une vision partagée du plateau. Les divergences entre ces idéaux révèlent qu’un lieu ne peut pas satisfaire uniformément toutes les attentes.
L’enjeu semble donc moins de définir un idéal unique que de concevoir un plateau capable de laisser place à cette pluralité de récits et d’usages, permettant à chacun, à sa manière, de s’approprier l’espace.
1_PORTER Mickaël (1998) : On competition, Boston, Harvard Business Review Books, 1998.DOI : 10.1108/bl.2000.17013aae.003. Professeur à la Harvard Business School, spécialiste en stratégie d’entreprise et compétitivité. 2_Grand Paris, Journal Général de l’Europe [en ligne]. Disponible à l’adresse : https://www.journalgeneraldeleurope.org/jgde_dossier/grand-paris/ [consulté le 25 novembre 2025] 3_Cette problématique se retrouve également dans l’étude du groupe sur la notion de Décor.